Blockchain: une solution a la recherche d'un probleme ?

Voilà le poncif que l'on serait tente de répéter à la lecture de la dernière nouvelle concernant Maersk et son partenariat avec IBM dont la fin programmée est prévue pour le premier trimestre 2023. En cause, l'absence de viabilité commerciale du fait d'un manque d'adoption par les acteurs du fret maritime.

De quel échec parle-t-on ? Celui de dématérialiser la documentation nécessaire a l'import-export maritime, particulièrement le papier qui prouve la propriété de la cargaison, le et transfert de propriété contre paiement : le Bill of Lading (connaissement ou plus rarement, titre de transport - appelons le BoL). Concrètement :

  • Au moment de charger la marchandise, le transporteur émet un BoL au profit du propriétaire de la marchandise et le lui ENVOIE
  • Lorsque le paiement de la marchandise est reçu de la part du destinataire, l'expéditeur lui envoie ce même document par courrier express (UPS ou Fedex
  • Lorsque le cargo arrive, le transporteur exige du destinataire la présentation de la lettre de transport afin de pouvoir lui remettre la marchandise

Les 2 raisons de l'échec de TradeLens à analyser sont :

  • Le projet a-t-il échoué car le problème a résoudre n'avait pas besoin de la blockchain (problème technologique) ?
  • Le projet a-t-il échoué à cause de l'initiative elle-même (problème corporate) ?

Je penche pour a deuxième solution. En terme de technologie a vrai dire, la blockchain a fait ses preuves dans le domaine de la documentation du fret maritime, en dépit des trois écueils qui freinent l'adoption du DLT pour la gestion documentaire :

1- Connaissance limitée par les acteurs des avantages ou du fonctionnement de la technologie (Awareness). Le secteur du fret s'est longtemps consacré à l'aspect physique (la logistique bateau, le choix des routes) et s'est donc peu digitalise dans son aspect documentaire. Seuls 1% environ des BoL serait ainsi sous forme de workflow electronique. Et les solutions les plus naturelles ont été celles développées via base de données classique : Bolero, essDOCS, et e-Title™. En 2019, 2020 et 2021, seulement, des solutions basees sur la blockchain ont été homologuées : edoxOnline, Wave, the CargoX Platform ; et TradeLens la compagnie de Maersk et IBM. Toutes ces solutions ont été validées par IGP&I  (The International Group of Protection and Indemnity Clubs) qui représente 90% de 'ensemble du tonnage de fret maritime mondial)

2- Frustration face à l'absence d'une plateforme intégrée entre des plateformes numériques disparates (Manque d'homogénéité de la chaine)

3- Craintes d'atteintes à la sécurité des données (Cybersecurity)

Les OG de debut 2018 se souviennent du projet CargoX qui est justement une plateforme DLT a la disposition du fret, maritime pour commencer et qui s'est élargi à l'aérien, le ferroviaire et le terrestre. CargoX peut être considéré comme un prestataire indépendant disposant d'une solide connaissance du secteur, ce qui lui a confere dès le début une crédibilité métier et un réseau qui sont des conditions non négociables pour percer dans l'application industrielle. CargoX revendique d’avoir divise par 6 le cout de la procédure (15USD - contre 100) et d’avoir permis de passer de 5-10 jours a une relation instantanée.

Et cela semble avoir fonctionné. Malgré les difficultés mentionnes plus haut, CargoX a selon ce traker développé par un membre de la communauté et qui piste l’activite des smart contracts, réussi à traiter 3 millions de documents en environ 3 ans, signe donc que la demande existe depuis que l’agrément lui a été octroyé par l’IGP&I début 2020.

Soit dit en passant, les détenteurs du token utilises pour faire fonctionner le workflow sur la blockchain publique Ethereum en ont profité. Après une période de vaches maigres, le token s’est envole début 2021.

Le marché quant à lui, quoique difficilement estimable, serait de l'ordre de 200 millions de voyages selon un chiffre circulant selon diverses sources qui se reprennent les unes les autres mais datant de 2005. Mais le fret a énormément progressé depuis 2005 malgré les crises de 2008 et 2020. Le graphique ci-dessous indique que l'indice de turnover des containers, que l'on traduira par rotation / mouvements de containers est passe de 500 à 800. Applique au nombre de voyages il y aurait donc 320 millions de voyages de containers par année. Le nombre exact n'est pas connu car il n'est compte par personne. Il y aurait selon des estimations plus récentes 40 millions de containers opérationnels avec une durée moyenne de voyage d’environ 30 à 40 jours, soit 360 millions par an. Disclaimer : Tous ces chiffres sont des estimations grossières afin de capturer un ordre de grandeur et ne sont pas dotées de la nécessaire rigueur scientifique qu'exigerait un article de recherche sur les containers.

Le marché de la digitalisation de la documentation maritime est donc colossal.

Aux 3 difficultés citées, Maersk en a ajouté une 4e : Défiance des utilisateurs à utiliser les services d'un compétiteur direct.

Toute proportions gardées, est-ce qu'Apple accepterait d'utiliser la plateforme d'Apple pour la gestion de la mise à jour de ses applications ? Ou le Crédit Agricole utiliser les services d'assurance de la Société Générale ? La plateforme n'a pas été élaborée par un consortium de place contrairement par exemple a Komgo sur la gestion du Trade Finance. Elle est exclusivement proposée par Maersk, avec IBM. Pour une entreprise comme CMA, utiliser un service propose par Maersk, c'est rajouter deux difficultés potentielles :

  • Contribuer à assoir la dominance d'un compétiteur sur un aspect clé
  • Inconsciemment ou pas, redouter l'utilisation abusive de données confidentielles par un rival.

Aure problème de l'initiative de Maersk : elle avait vocation à générer un objectif de profit. L'entreprise était potentiellement rentable mais un objectif de profit se définit par rapport à un standard. Si Maersk pour 100 investis entendait en récolter 10 et qu'elle n'en perçoit que 3, l'objectif n'est pas atteint. Compte tenu des incertitudes et des écueils cites plus haut, il est donc rationnel pour eux de mettre un terme à cette collaboration. Mais en aucun cas il ne s'agit d'un échec de la technologie. Il s'agit d'un manque d'adéquation entre les caractéristiques du service propose et le profil de la demande. La blockchain en elle-même n'est pas en cause.

C'est d'ailleurs ce que met en avant CargoX sur sa page. Le recours à la blockchain publique Ethereum garantit un bon comportement, par rapport à une blockchain privée qui laisse en théorie le problème habituel d'asymétrie d'information entre le principal (Exemple : CMA) et l'agent (la compagnie Maersk - IBM). "La plate-forme CargoX est construite sur la technologie neutre et publique de blockchain Ethereum. Cela garantit qu'il n'y a pas de verrouillage privé de la blockchain avec les fournisseurs, qui pourraient potentiellement être les concurrents de votre entreprise - et CargoX, résolument neutre, s'engage à ne jamais divulguer vos informations commerciales privées."

En conclusion: En aucun cas le nouvelle Maersk ne remet en cause le use case pour le fret maritime.